CHRONIQUE

A Détroit, sur les traces de Royce, Eminem et Dilla

By 14/06/2016janvier 7th, 2020No Comments

Chronique d’une expédition à travers la Motown et sa mythique scène Hip-Hop.

On divise souvent le Rap américain en deux styles, deux écoles, qui véhiculent avec elles deux univers bien différents. Il y a d’un côté la East Coast, symbolisée par New York, berceau de la culture Hip-Hop, de KRS One, Nas et Wu-Tang. L’imaginaire est celui d’un film de Spike Lee : on se voit déambuler à travers Brooklyn et ses briques rouges, en écoutant un gros boom bap de Primo, la skyline de Manhattan se découpant à l’horizon.

Il y a de l’autre côté la West Coast, incarnée par Los Angeles, terre de naissance du Gangsta Rap, de Dr. Dre, Tupac et Cypress Hill. La vision est cette fois celle d’une vieille Cadillac pimpée à bloc, descendant South Central et ses lignées de palmiers, Nuthin’ but a G Thang tournant à plein volume les vitres baissées.

Il existe néanmoins entre ces deux univers un troisième centre, un troisième sanctuaire, d’où un style et une vibe à part ont émergé et se sont imposés depuis une quinzaine d’années : j’ai nommé Détroit. Coincée entre les grands lacs du Midwest, la Motown, comme on l’appelle, a vu grandir Eminem, l’immense J Dilla, son héritier Black Milk, ou encore le monstre du moment, Apollo Brown. Méconnue, pauvre, malaimée, dangereuse, laide, elle est l’« underdog » absolu du Rap US. Et pourtant, pour qui ose s’y aventurer, on découvre vite que Detroit is the shit.

Du chien à revendre

Autant le dire tout de suite, on ne va pas à Détroit pour les mêmes raisons qu’on pourrait aller à NY ou LA. Pas de Niketown, pas de plage de sable blanc, pas de Timesquare, pas de Walk of Fame. Ville en faillite, Détroit est surtout connue pour sa criminalité rampante et ses innombrables immeubles abandonnés (construite pour 2 millions d’habitants, la ville n’en abrite depuis la crise plus que 700’000). Faute de prendre des selfies au sommet du Rockefeller Center, vous pourrez malgré tout explorer des usines Ford désaffectées, en ruine et cramées de graffitis. L’expérience est authentique. C’est surtout ça Détroit, une ville de caractère, qui a du chien à revendre.

Conant Gardens, quartier de J Dilla et Slum Village

Conant Gardens, quartier de J Dilla et Slum Village

Mais ce n’est pas juste une capitale de l’automobile déchue. C’est aussi la ville de Rosa Parks, cette noire qui refusa de s’assoir au fond d’un bus municipal, un soir de décembre 1955. De Joe Louis, ce boxeur noir qui en 1936 cassa la gueule de Max Schmeling, le champion « aryen » de l’Allemagne d’Hitler. C’est aussi ça Détroit, une ville coriace, qui a la peau dure, qui ne se laisse pas soumettre.

Et puis Détroit c’est enfin la ville de Motown Records, le label légendaire qui fit connaître les Supremes, Marvin Gaye, les Jackson 5, les Commodores, Stevie Wonder ou les Temptations. C’est la ville où naquirent, du fond d’une petite bicoque des quartiers nord, tous les classiques de black music de 1960 à 1970, qui ont par la suite inspiré ce Rap à part, estampillé straight outta Detroit. Une ville fiévreuse et inspirante, où l’on crée à partir de rien ou pas grand-chose.

Parcourir Détroit, c’est donc ressusciter un peu tout ça à la fois. Mais c’est aussi marcher sur les traces des MC’s et beatmakers qui ont acquis leurs lettres de noblesse ici. C’est chausser ses sneaks, charger le Mp3 à bloc et arpenter le bitume de la Motown pour gouter à la réalité des artistes qu’on écoute depuis des années. L’expérience immersive absolue, Google street view puissance mille, en quelques sortes. Par une grise journée de printemps, votre humble serviteur a ainsi appuyé sur play et est parti à la conquête de « The D ».

Réalité augmentée

Premier arrêt à Conant Gardens, le ghetto qui a vu naître J Dilla et Slum Village. On s’envoie le morceau éponyme, et on pénètre ce quartier fantôme où les bungalows décrépits côtoient les terrains vagues. Des gens habitent pourtant ici, et leurs regards se font lourds : on n’est visiblement pas habitués à voir des visiteurs, encore moins des blancs.

Il semble que les demandeurs d’emploi soient tristement bien représentés dans le patelin : beaucoup de perrons sont remplis, à 15h un jour de semaine. On y boit pas que de l’eau. Des arbustes poussent à travers quelques toitures percées, les rares enseignes de magasin affichent simplement « Liquor, lotto, we buy gold ». L’atmosphère est plutôt pesante. On enchaine avec un Phat Kat en croisant les kids qui rentrent de l’école en Air Force, et on prend gentiment le large.

Plus au Nord, on approche de la fameuse Eight Mile road, qui a inspiré le titre du film mettant en scène Eminem. La route à 6 voies court d’Est en Ouest sur 30 kilomètres, peu de carrefours, encore moins de passages piétons. Une barrière d’asphalte qui isole visiblement bien le « centre-ville » des quartiers déshérités. Les alentours sont un peu plus blancs, pas beaucoup plus riches. On opte pour un Red Pill, en longeant des résidences un peu plus occupées, pas beaucoup moins laides. On croise une usine d’assemblage Chrysler, où on s’imagine « Rabbit » presser des pièces de bagnole en travaillant son phrasé.

La Mecque du vinyle

Près de l’extrémité Est de la Eight Mile, on entre dans le quartier d’Eastpointe, où se terre une mine d’or comme il n’en existe presque plus : Melodies & Memories, vinyl shop de toutes les merveilles. Classiques de Motown, pépites de Jazz et raretés de Detroit’s House s’amassent par milliers sur les étagères de ce magasin mythique. Le moindre centimètre carré de mur est occupé par une affiche ou un sticker, et le comptoir arbore des photos de tous les grands qui ont rendu visite. On aperçoit le regretté Phife Dawg, mais aussi Kanye West.

Melodies & Memories, temple du vinyle.

Melodies & Memories, temple du vinyle.

« C’était le spot de J Dilla ici, il venait digger très régulièrement et achetait toujours un de ces petits badges en partant », raconte Dan, le tenancier du sanctuaire. Le petit grisonnant à lunettes marie le savoir d’une encyclopédie millénaire avec la coolness de l’Abbé Pierre. Il fait clairement partie des meubles dans cette taule établie depuis 1988 et célèbre à travers tout le pays. Il ajoute, dans la foulée : « Eminem aussi venait souvent, parce que j’ai quelques jouets de collection dans les rayons et il adore les trucs Star Wars ». True Story.

On se fait péter un petit Guilty Simpson & Apollo Brown (le second figure aussi parmi les habitués des lieux) et on s’efforce de choisir 5 ou 6 plaques parmi les centaines de tentations qui vous assaillent au détour des bacs. On imagine la frêle silhouette de James Yancey flâner dans les allées, en quête de nouveaux « Donuts ». Découverte d’un Frank-N-Dank de derrière les fagots, le choix se fait plus facile. Au moment de payer, on demande à Dan de le faire tourner dans le shop en guise de prière à Jay Dee, et on reprend la route.

Le retour du fils prodigue

Descente de l’interminable Gratiot Avenue, direction le centre-ville. Les drums de Black Milk, si emblématiques de la Detroit vibe, nous accompagnent jusqu’au Saint Andrew’s Hall, où un enfant du pays se produit ce soir : Royce da 5’9’’ termine la tournée américaine de Layers, son nouvel opus, là d’où elle est partie.

Oubliez les freluquets du Romandie ou les hippies de la Coupole, le spectateur moyen ici tient fièrement son 1m90 et ses 110 kg, blancs et noirs confondus. L’observateur avisé remarque quelques invités de marque qui se fondent dans le public, tel Fat Ray. Tout ce petit monde s’avère relax mais pas plus cool que ce qu’il faut. Les shoutout sont très mesurés lorsque Royce débarque sur scène. Ça n’empêche personne de réciter les lyrics de chaque morceau de A à Z.

Le lascar de Oak Park enchaine les tracks, essentiellement issues de Layers, ou de la Mixtape qui l’a précédé : Trust the Shooter. Les loubards persistent dans leur mutisme, le MC, lui, délivre un sans-faute scénique. Arrive finalement le moment de la dernière track, Royce envoie alors ce que tout le monde attendait : Tabernacle, le morceau-monument du dernier album, récit de vie tragico-épique (mais véridique). On sent l’artiste secoué par ses émotions, et le public rapidement contaminé. Il faut dire que l’entier de ce que relate da 5’9’’ s’est produit ici même. Histoire, bande-son et décor, c’est un peu la Playstation VR édition spéciale Detroit.

Baisser de rideau, il est l’heure de rentrer. On fait tourner un dernier House Shoes, un dernier Dilla dans le Mp3, en filant à travers les gratte-ciels du centre-ville. Plusieurs arborent de gigantesques fresques, d’Obey Giant par exemple. Pas sûr que le maire de New York aurait invité Os Gemeos à défoncer le Chrysler Building… Dans le silence de la nuit, les murales murmurent ainsi au visiteur, dérouté par tous les contrastes qu’offre la Motown, l’idée phare qu’il doit conserver de Détroit : une ville dans laquelle, tant qu’il y aura deux briques qui tiendront l’une sur l’autre, on continuera de créer.

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